法國文化電台(Radio France Culture)4月26日播出 «語言平庸化與思想貧乏»專題對話節目。 以下文字節錄揭示了操縱詞語的意指轉嫁或語言的移植再造對思想的影響和控制作用. 值得一讀.
Langue appauvrie,pensée pauvre par Brice Couturier
26.04.2013 - Radio
France Culture - 08:16
–“ Quand
j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty d’un ton méprisant, il signifie exactement
ce qui me plaît de lui faire signifier. Rien de moins, rien de plus.
– La question,
répondit Alice, est de savoir s’il vous est possible de faire signifier à un
mot des choses différentes.
– La question,
répliqua Humpty Dumpty, c’est de savoir qui va être le maître. Et c’est tout. »
La littérature,
on le sait bien, possède certains dons de prophétie. Lewis Caroll, dans Au
travers du miroir, dont je viens de
citer ce bref extrait, semble anticiper sur un usage des mots qui sera, bien
plus tard, celui des pouvoirs totalitaires. A partir du moment où l’on cesse de
croire que les mots ont un sens et qu’ils nous servent non seulement à nommer
le réel, mais à le faire advenir, la seule question qui importe est : qui est
le maître ? Et la question de la vérité, quant à elle, perd toute pertinence.
La vérité est, à tous moments, ce que décide le plus fort, parce que la
représentation du réel imposée est celle qui sert le mieux ses intérêts.
Orwell, dans «
1984 », met le doigt sur le nœud du problème. Pour contrôler efficacement la
pensée, le pouvoir totalitaire a compris qu’il lui fallait réformer le langage.
Comme le dictateur de
votre roman, Nécrole, Erik Orsenna, le Big Brother de
George Orwell interdit l’usage de mots qui pourraient véhiculer des pensées
interdites. « Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots des
centaines de mots, nous taillons le langage jusqu’à l’os », triomphe Syme,
philologue, spécialiste de novlangue, qui travaille au Service des Recherches.
« A la fin, nous rendrons littéralement
impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour
l’exprimer. (…) La révolution sera
complète, quand le langage sera parfait. » (p. 79, 80) La novlangue de «
1984 » vise à la fois à interdire de nommer les « réalités interdites », et de
concevoir des idées hétérodoxes. Orwell, pour qui le mensonge intéressé des
idéologues – même et surtout s’ils croient mentir au nom du Bien, du juste camp
– fait de la déformation programmée du langage, un crime contre l’esprit.
De son côté,
Claudio Magris écrit : « Beaucoup de
malhonnêtetés naissent quand on massacre la langue, qu’on met le sujet à
l’accusatif et le complément d’objet au nominatif, brouillant ainsi les cartes,
intervertissant les rôles des victimes et des bourreaux, abolissant les
distinctions et les hiérarchies en de crapuleuses orgies de concepts et de
sentiments qui altèrent la vérité. » (Utopie et désenchantement, p. 41).
C’est ce qu’avait
bien compris un philologue comme Viktor Klemperer. Traqué par la Gestapo, qui
surgissait à l’improviste pour saisir ses écrits, il a passé la guerre à «
déminer », comme il l’écrit la langue allemande des déformations que lui
avaient faire subir les nazis, traquant les subtiles déformations sémantiques
que les nouveaux maîtres de l’Allemagne faisaient subir au lexique – le mot «
héroïsme », par exemple, réduit à l’endurance physique. Il relève un
appauvrissement général. Il note la récurrence de certains procédés
stylistiques – par exemple, l’euphémisation par laquelle on rend le crime
acceptable, la forte présence des « guillemets ironiques », qui permettent de
dénier à l’adversaire la qualité qu’il revendique. Ainsi, Heine est un « poète
» « allemand ».
Qui peut
prétendre que l’appauvrissement actuel de la langue, réduite à quelques
exclamations (« un truc de ouf ! », ça veut dire quoi au juste ?), ne participe
pas d’une semblable impuissance à nommer le réel ? Le verbiage prétentieux du
management et de la pédagogie, avec leurs expressions toutes faites, leurs
lexiques pseudo-scientifiques, pervertissent progressivement bien des champs du
savoir et brouillent notre perception du monde. On observe, en outre, une
tendance dans les sciences humaines à conférer un vernis de neutralité
scientifique à des jugements de valeur partisans. Quant aux ressources que
constituent les classiques de notre littérature, en devenant illisibles pour un
pourcentage croissant de la population, ils perdent, chaque année scolaire, un
peu plus de leur efficacité critique. Mais aujourd’hui, « qui est le maître ? »
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